Le tout premier blog de Bernard Lamailloux

Dans certains coins reculés de la Normandie profonde, il n’est pas rare de rencontrer encore des clôtures de champs agrémentées d’ornements bizarres, comme des vagues décorations d’opérette.

En regardant de plus près, on peut y reconnaître des cadavres de rongeurs, en train de pourrir ensemble, en un parfait alignement, habilement épinglés par la peau du dos, à même les barbelés.

Si vous interrogez les paysans, ils vous expliqueront peut-être qu’il s’agit là de cadavres de taupes. Des taupes récemment extirpées de leurs champs par de redoutables spécialistes qui se transmettent de génération en génération, depuis la nuit des temps, les secrets de leur étrange chasse.

Pour témoigner du fruit de leur travail, ces curieux exterminateurs, qu’on appelle taupiers, ont parfois encore l’habitude d’exposer incongrûment leurs trophées de chasse, afin que nul n’ignore rien de leur talent, manière de permettre à tout un chacun d’admirer une preuve bien tangible de ce savoir-faire si particulier.

C’est ainsi qu’il n’est pas rare de rencontrer toute une brochette de taupes mortes ainsi accrochées à leur fil de fer. Parfois, dans les cas extrêmes, les rongeurs peuvent se compter par dizaines.

Un jour, je demandai à un paysan : «Ces fameux taupiers sont-ils capables d’exterminer intégralement toute une colonie de taupes ?». Il me fut répondu que oui, un bon taupier en est parfaitement capable, mais que la plupart du temps il laisse dans le champ deux taupes... toujours un mâle et une femelle.

Comme je m’étonnais de cette pratique décidément très étrange, mon interlocuteur me demanda «Vous ne devinez pas pourquoi ?». Au bout d’un moment, pris de pitié pour mon ignorance de citadin mal dégrossi, il m’expliqua «C’est pourtant bien simple : ainsi, le taupier est assuré de revenir l’année d’après travailler dans le même champ !».

Cette histoire n’a pas fini depuis de me donner à réfléchir. Par exemple, je serais curieux de savoir quelle est la proportion des gens qui «devinent» pourquoi le taupier laisse un couple de taupes, par rapport à ceux qui comme moi, tombent de trois kilomètres de haut quand on leur explique.

Je trouve également très amusant de penser au nombre infini de situations professionnelles dans lesquelles on peut voir quelqu’un se comporter comme le taupier de cette histoire. Je me demande même si ces comportements ne sont pas parfois facilités, voire encouragés... Enfin, tant qu’il s’agit de réparation ou de maintenance de machines par exemple, cela ne mobilise que très moyennement mes capacités d’indignation (encore que...).

Il m’arrive aussi de transposer cette situation aux métiers de l’enseignement, de la formation, ou pire encore à tout ce qui concerne la relation d’aide. C’est là que je ressens le plus grand écœurement. Je ne pense pas que les «taupiers» soient là plus nombreux qu’ailleurs, mais je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’ils peuvent y occasionner bien plus de dégâts. Et, allez savoir pourquoi, c’est à propos de ces situations-là que cette histoire de taupiers me revient le plus souvent...

Il n’y a là rien de bien extraordinaire, vu que je m’efforce, non sans difficultés, de gagner a vie en exerçant une activité de formateur indépendant depuis une bonne vingtaine d’années. Et il est vrai aussi que je me passionne pour ce métier, ainsi que pour tout ce qui touche aux ressources humaines, et de manière plus générale au développement personnel. Alors, forcément, on rencontre beaucoup de gens...

Un jour, une psy (d’entreprise !) m’a expliqué (après s’être penchée sur mon cas, à l’occasion d’un recrutement) que j’étais quelqu’un de naïf et d’honnête, très attaché à son honnêteté et à sa naïveté. Sur le moment, cette affirmation m’a glacé d’effroi, d’autant plus qu’elle m’avait permis de comprendre du même coup que je n’étais pas «bon pour le service». Depuis, les années ont passé, et je suis plutôt content de ne pas avoir été recruté à ce poste-là. Mais tout en m’acceptant mieux tel que je suis, je ne peux pas m’empêcher de me demander dans quelle mesure je suis vraiment adapté au monde qui m’entoure...

Dans ces moments d’idéalisme, je me prends parfois à rêver d’un monde merveilleux d’où seraient exempts les taupiers madrés de toutes nature qu’il m’a été donné de rencontrer jusqu’à aujourd’hui, que ce soit dans ma profession ou ailleurs...

Mais quand je reviens sur terre, je me dis que l'idéalisme ne mène pas à grand chose de concret, et qu'à défaut de me conduire comme ces taupiers, il va tout de même me falloir apprendre à faire avec. Et là, c'est une autre histoire...